Journal de l'animatrice - Episode (5)

Publié le par Jocelyne Barbas, formatrice

28 juillet 2008

Quand parler de sa pratique revient à s’affranchir l’opacité des évidences !

 

Le 20 novembre 2008 aura lieu une manifestation sur le thème de « Se construire et se reconstruire » à L’école de la Deuxième Chance de Châtellerault. J’aurai l’occasion de présenter mon travail.

Il me semble évident que l’on se construit en écrivant. Pas vous ? A bien y regarder, nous sommes des êtres traversés et animés de mots. Notre conscience « parle en nous » continûment. Il est inenvisageable de s’affirmer ou d’être dans un bon état psychologique sans faire usage de la parole ou de l’écriture (l’écrit étant de la parole en conserve). Le langage, outil privilégié de la pensée et de son développement, est travaillé durant l’acte d’écrire. Ce n’est pas seulement la pâte des mots que l’on malaxe pour en tirer une phrase, mais c’est tout un vécu que l’on brasse avant que n’émerge à la surface de la conscience « les mots  justes » et les idées « personnelles ». Etre et communiquer vont de paire.

J’ai souvent eu cette envie d’écrire ma pratique d’avoir le temps d’explorer en détail les ressorts du désir de lire et d’écrire, de pointer les liens qui conduisent des causes aux effets et d’en saisir les mécanismes pour les réutiliser ; mais j’ai du me défaire de cette illusion. Chaque groupe est différent. Chaque personne possède une histoire singulière.

J’ai donc appris à me méfier des bienfaits de l’expérience qui modélise des situations et ferme dans le même mouvement à la nouveauté. Savoir et ignorer suscite chez moi curieusement la même peur de tomber dans les pièges de l’assurance. Vertu du doute : je m’efforce de privilégier l’écoute et l’adaptation. Simplement présente et réactive.

Durant des années, j’ai accumulé les préparations, les bilans effectués pour mes clients, rempli des caisses, déplacé ses caisses devenues embarrassantes. Voilà, le mot juste qui pointe le bout de son nez : J’étais embarrassée. Un encombrement moral qui m’a réduite à l’inertie. Il me manquait une occasion. Ce sera cette année. Le 20 novembre…

J’ai examiné ces préparations vidées de leur sens et de leurs intentions. Ces évaluations de surface, sans doute justifiées sur le moment, ne me servent à rien aujourd’hui pour étayer mon propos. La matière que je cherche m’est insaisissable. J’ai fini par jeter ces documents et faire un grand ménage.

Lorsque l’on est captif de l’action, la tendance est d’être obnubilée par le sommet visible de l’iceberg. Est-ce que cela a apporté quelque chose de visible, de tangible, d’évaluable ? Le client, les financeurs sont-t-ils satisfaits ? L’action et le contrat sont-ils reconduits ? Un concert de « Oui » essentiels car ils conditionnent la pérennité de mes activités professionnelles. Cette mise en danger permanente stimule bien évidemment ma vigilance et mes propres exigences personnelles. Ces urgences se transforment en quête personnelle de leviers, de trucs, d’accroches, d’idées qui font lire et écrire avec plaisir des personnes convaincues de l’inverse. De nombreux combats sont menés silencieusement dans le cadre d’un atelier.

 

Durant des mois, je me suis demandée par quel bout je pourrais commencer à dérouler le sujet. J’ai sélectionné des notes, des articles de presse, noté çà et là quelques citations, attendant que les choses se décantent et que la sédimentation du sujet s’opère dans mon esprit.

Puis les semaines se sont écoulées. J’ai fini par comprendre que je ne peux pas me « voir » pratiquer ce métier car, maintenant j’en suis sûre, on devient ce que l’on pense et ce que l’on fait. J’avais beau vouloir faire le tour de la question. Je m’y prenais exactement comme un chien qui tourne en rond en voulant attraper sa propre queue. J’en ris aujourd’hui car j’ai compris que je dois dépasser cet aveuglement d’avoir fait corps avec ma pratique. L’expérience est si intériorisée qu’elle agit comme une intuition. Un geste répété 1000 fois s’avère effectivement précis, réactif, adapté mais… non pensé. Cela nous semble si naturel que nous ne trouvons plus rien à en dire. Il faut bien l’avouer. Je suis un atelier d’écriture au quotidien. Une hyper-communicante. Je n’échappe pas à ce phénomène de la déformation professionnelle. Je ne communique principalement à travers des activités de création et de préférence par écrit, même en famille ! Exister, travailler, écrire sont devenus synonymes. Sympathiser, se traduit par « faire participer », etc.

 

L’obstacle identifié, j’ai pu rechercher des solutions et revenir à mon propos. J’interviens à l’Ecole de la Deuxième Chance de Châtellerault depuis janvier 2007. L’Ecole a intégré l’atelier d’écriture dans son cursus de formation. A ma connaissance, c’est inhabituel. Généralement à la marge, l’atelier d’écriture se limite à une action ponctuelle conduite par un écrivain ou un enseignant plus ou moins formé, visant à réaliser un projet. L’atelier d’écriture disparaît lorsque les écrits ont été diffusés. Dans la majeure partie des cas, les prescripteurs, pensant avoir épuisé les ressources de ce dispositif, explorent d’autres formes d’expression comme le théâtre, la poterie, le dessin, la musique, la vidéo. La dimension formative de l’atelier est rarement abordée et exploitée. C’est là que réside en partie l’originalité et l’inventivité de l’Ecole de la deuxième Chance.

La technicité de ce type d’atelier nécessite un certain nombre de conditions préalables qui sont réunis à l’école.

Je parlerai tout d’abord de la qualité des relations professionnelles avec l’équipe des formateurs et l’encadrement. Je bénéficie en effet de la bienveillance de tous, de leur coopération, de leur ouverture d’esprit et de leur confiance. Sans être ostentatoires, ces valeurs m’ont permis de m’intégrer facilement à l’équipe, en toute sérénité et de tisser des liens au fils des mois. Dans d’autres conditions, la perspective d’inscrire l’atelier d’écriture dans une routine formative sous la tutelle d’une hiérarchie m’aurait rapidement étouffée. J’ai besoin de liberté pour animer un atelier d’écriture et partager des élans créatifs. Jusqu’à présent aucun organisme de formation ne m’a proposé de telles conditions de travail. La transparence mutuelle générant la confiance, la complicité s’est installée naturellement.  L’équipe sait précisément quoi attendre d’un atelier et ce qu’il convient d’éviter. La structure a déjà fait l’expérience d’un atelier d’écriture qui n’avait pas produit l’effet escompté.

Ce qui est recherché prioritairement est  une reprise de confiance en soi des stagiaires qui leur permettra ensuite de mieux s’exprimer à l’oral et à l’écrit, de trouver du plaisir dans l’accomplissement de travaux variés. Bref d’inverser la logique de l’échec scolaire. L’écrit qui excluait devient un outil de réussite personnelle et d’épanouissement.

Il y a enfin la technicité de l’animation de l’atelier elle-même. Le résultat, loin d’être acquis, prend des allures de défi. Le public n’est pas sensibilisé au travail en atelier d’écriture, déteste écrire, recevoir des directives, rechigne à être actif et coopératif. Certains se montrent arrogants, provocateurs et agressifs, d’autres au contraire s’émerveillent et s’étonnent de se découvrir des talents.

Face à ces situations de blocage, toute l’équipe interagit. Chacun amenant sa pierre à l’édifice. Cette cohésion favorise les changements de comportement. C’est donc dans un cadre inédit et privilégié que j’interviens.

Afin de démarrer cette réflexion et rendre à nouveau ce regard possible sur cette expérience, je vais revenir à mon point de départ qui était la lecture d’ouvrages. J’y retrouve la réflexion, l’élan qui ont précédé les mises en œuvre de ces ateliers d’écriture et le fil conducteur de tout ce que je n’ai pas écrit durant tant d’années.

Chaque livre me tend son propre miroir. Autant de repères pour me retrouver et redessiner mon propre chemin.  Aussi, je vais procéder de la même manière que les jeunes de l’école et réaliser un petit cahier de lecture de quelques auteurs qui m’ont construite. Sans rechercher l’exhaustivité, je vous propose donc de visiter de l’intérieur des ouvrages clés de ma bibliothèque.

 

 

15 août 2008

« Freinétiquement » passionnée

L’impact de Célestin Freinet fut immense. Ses idées me renvoyèrent tout d’abord à l’expérience de  la lecture de Rose à Crédit d’Elsa Triolet. L’héroïne avait eu l’outrecuidance de vouloir échapper à sa condition pour s’élever dans l’échelle sociale. Si elle connut un temps le succès, sa jeunesse et sa beauté aidant, elle chuta ensuite encore plus bas que sa position d’origine et mourut précocement, dévorée par la misère et les rats. Elsa Triolet donne une vision des plus pessimistes de la société : l’équilibre social exigerait que les pauvres doivent le rester pour ne pas menacer les riches.

J’appris plus tard qu’elle était la compagne d’Aragon et quelle était la nature de leur engagement politique. Il existait donc une sorte de fatalité sociale. Les statistiques le prouvent : le citoyen s’élève rarement au-dessus de la classe sociale de ses parents. La probabilité de monter d’un cran dans l’échelle sociale reste infime. (Il me semble même que la situation se soit dégradée et que nos enfants se soient fait à l’idée de vivre moins confortablement que leurs parents.) Cette fatalité me révoltait. L’alternative était simple : subir ou agir. Il me fallait donc penser ma vie pour la construire autrement.

Dans l’inventaire de mes insatisfactions de mes quinze ans, figurent en bonne place les modèles parentaux. Mon père, entrepreneur de maçonnerie, s’enorgueillissait d’avoir réussi sa vie professionnelle, preuve à l’appui : la possession d’un patrimoine immobilier qui lui conférait indéniablement « une place au soleil ». Ma mère, femme au foyer frustrée de ne pas avoir de vie professionnelle, n’a cessé de rêver à une indépendance financière. Je me souviens de l’avoir vu s’entraîner à taper sur une machine à écrire en cachette. Elle suivait des cours par correspondance pour devenir secrétaire. Elle n’a eu que la satisfaction de passer son examen et d’être reçue. Elle a connu la joie immense de se sentir capable. Ce fut le seul geste d’émancipation que je lui connais. Mon père n’aurait pas supporté qu’elle travaille. Cela aurait représenté pour lui un affront, l’aveu public qu’il ne pouvait plus subvenir aux besoins de sa famille. Ma mère aurait ainsi porté atteinte à sa dignité d’homme. Elle vivait dans une forme d’enfermement fait d’habitudes et de mœurs de sa génération. La femme devait se contenter de s’épanouir dans l’ombre de son mari et s’en réjouir si elle voulait préserver son bonheur conjugal.

Je ne pouvais pas me projeter dans ce modèle féminin. La vacuité de cette existence ne pouvait pas me convenir. Il me semblait urgent de couper le lien avec les dépendances familiales, de casser les moules pour tracer ma propre route. C’est ce que je fis.

C’est sur ce terrain là que les idées de Freinet germèrent bien des années plus tard. Il m’a apporté des réponses précises. Mon intérêt naquit au hasard des rencontres. J’eus l’occasion de m’entretenir avec Jacques Mondolini, auteur du livre  Les enfants de Freinet, publié aux éditions Le Temps des Cerises. Cet écrivain avait fait une enquête auprès des anciens élèves de Célestin Freinet et de leur famille. Il en ressort que la grande majorité d’entre eux avaient réussi leurs études, leurs vies professionnelles et s’étaient élevés dans l’échelle sociale. L’ombre déprimante laissée par Elsa Triolet disparaissait d’un seul coup de mes horizons. Alors, c’est donc possible ! Et comment avait-il fait ce Célestin Freinet ?

 

Je m’engageais dans un véritable chantier de lectures. Je fis des découvertes. Il comparait la situation d’apprentissage de l’écriture et de la lecture à celle du vélo. L’enfant n’a nul besoin de connaître les lois de la mécanique et de sa gravité pour pédaler. Il suffit juste qu’une personne lui tienne la selle, lui fasse sentir comment trouver son équilibre et quel mouvement de jambes accomplir pour avancer.

Mais dans l’éducation scolaire, la théorie (savante et abondante) précède la pratique. Imaginez que l’on vous ait imposé des cours de mécanique poussée et de physique absconse avant que l’on vous permette de faire du vélo… Le constat de Freinet est que l’apprentissage du français, tel qu’il est conçu, fait obstruction à la pratique de la langue puisqu’il exige de l’élève la maîtrise des règles d’une abstraction remarquable et canalise l’écriture selon des formes prédéfinies (résumé, rédaction, exercices de français…) qui censurent l’expression personnelle.

 

« Il n’y a aucune relation entre la connaissance des règles de grammaire et la pratique correcte de la langue – comme il n’y a aucune relation entre la connaissance des règles mécaniques et de la maîtrise de l’équilibre à bicyclette. » La méthode naturelle d’apprentissage de la langue, Ed. Delachaux et Niestlé.

 

L’enfant sait déjà parler quand il arrive à l’école et ignore tout de la grammaire, des règles de la conjugaison. L’apprentissage de langue écrite explicite et organise ce savoir acquis en dehors des cadres ministériels et de l’école. Freinet inverse l’ordre des activités de formation afin de s’adapter aux mécanismes naturels d’apprentissage : il faut faire d’abord pour comprendre et assimiler les connaissances nouvelles. L’erreur fait partie de l’apprentissage. Elle marque une étape. Une rature est une idée qui progresse, pas un objet de honte. Piaget, cet éminent pédagogue, a expliqué longuement ce processus d’essais, d’erreurs, de rectifications et réajustements jusqu’à l’intégration et la maîtrise d’une nouvelle compétence (pour les puristes je fais allusion à l’approche constructiviste et sociocontructiviste de Piaget). 

 

« Tous les progrès, non seulement des enfants et des hommes mais aussi des animaux se font par le processus universel du tâtonnement expérimental. » Ibidem.

 

Cette intolérance à l’erreur (impact des notes) ajoutée à cette exigence de perfection immédiate (orthographe irréprochable, clarté d’esprit, culture générale) participent à cette haine originelle de la chose écrite. L’objectif fixé est inaccessible. Qui peut se targuer d’écrire sans faute avec brio dans un premier jet comme il est demandé aux élèves lors d’un d’examen ? Même les plus grands correcteurs laissent passer des erreurs chez Gallimard. La langue française nous apprend l’humilité. A n’en pas douter, c’est une grande dame qui ne se laisse pas facilement dominer !

 

Que pensez du discours jargonneur de l’Education nationale ? Les textes officiels sont truffés de surprises. Savez-vous ce qu’est un « référentiel bondissant » ? Un ballon ! Il existe de très bons livres sur ces extravagances langagières, ces célèbres « perles ».

J’avoue m’approvisionner en exemples dans les publications universitaires afin de bâtir mes formations sur la lisibilité. Cela me permet de prendre des raccourcis en montrant ce qu’il ne faut pas faire et de décomplexer les stagiaires. Un petit exemple, juste pour le plaisir. Désolée, je ne peux pas résister.

Voici deux phrases d’une experte en littérature de l’Ecole Normale Supérieure qui définit le recueil de textes comme un genre à part entière. Que cette brave dame me pardonne, j’ai apprécié sa réflexion mais la compréhension de son texte m’a demandé bien des efforts.

« Le recueil se définit alors comme ce mouvement des textes à l’œuvre qu’évoque le titre et l’intratextualité devient le concept même qui fonde sa poétique. On retrouve ici une réticence persistante vis-à-vis de tout recours à la notion d’auteur pour fonder l’unité du recueil, au nom du caractère douteux d’une intentionnalité en pratique impossible à cerner. »

Elle aurait pu écrire que « si l’auteur organise l’écriture des textes de son recueil en fonction de son titre, les lecteurs établissent divers liens entre ceux-ci. Ils outrepassent ainsi les intentions de l’auteur ; ce qui leur procurent un nouveau niveau de lecture et une liberté supplémentaire. »

Faire usage du jargon professionnel exprime sans doute le désir d’appartenance à une caste et non une volonté d’être compris par des lecteurs. Qui pourrait lui reprocher de vouloir être reconnue par ses pairs et de se sentir sécurisée dans son milieu professionnel ?

J’ignore quel lien fait cette dame avec la notion d’auteur et la lecture. J’avoue ne pas saisir cette fameuse « résistance persistante de tout recours à la notion d’auteur» (qui doit s’opposer sans doute à une résistance éphémère, discontinue ou aléatoire, mais qui résiste au juste et pourquoi ?). Cette surabondance de nuances et de pondérations a de quoi laisser perplexe. L’auteur est ou n’est pas. On résiste ou on ne résiste pas. Les états intermédiaires sont inconcevables. L’unité du recueil est créée par l’auteur même en présence de lecteurs créatifs, intelligents et tellement cultivés. Hé oui, madame, en son temps Montaigne soulignait que « La parole appartient moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute. », on pourrait sans doute l’étendre à la lecture, partager les mérites au lieu de tirer la couverture à soi. La simplicité et le savoir institutionnalisé ne font pas bon ménage ! Ajoutons des querelles de pouvoir et rien ne va plus. C’est ce que je voulais démontrer…

Mais…

Mais ne me faîtes pas dire ce que je n’ai pas dit. J’ai parlé du cadre institutionnel et non des enseignants. Ils ne bénéficient pas des mêmes libertés, ni de la même considération que moi. Je compte parmi mes amis des professeurs militants, animés par de belles convictions professionnelles, qui avaient la vocation mais qui ont du renoncer faute d’avoir été compris et encouragés. Ils ont résisté quelques temps « au système » avant que leur résistance ne devienne effectivement intermittente et ponctuelle ! La démobilisation est rapide. Combien de dépressions dans le corps enseignant ? Quel gâchis ! Que de souffrances humaines ! Que de scolarités compromises !

Vous avez bien senti la dimension politique de la formation et les enjeux humains. C’est précisément à quoi s’est frotté Célestin Freinet en son temps, le vilain petit canard rejeté par une administration conservatrice et outragée.

Voici ce qu’il écrivait : « L’école est l’ennemie du tâtonnement. Elle est trop orgueilleuse de posséder la science, la connaissance et les techniques qu’elle croit éprouver. C’est en partant de cette perfection supposée qu’elle prétend construire (…) en méconnaissant ce besoin de l’être de monter sans cesse et de croître, l’école s’est privée arbitrairement du plus puissant des moteurs humains. (…) Le langage est le plus merveilleux des outils, par un processus accéléré il permet à chaque individu d’édifier sa propre personnalité avec un maximum de dignité et de puissance. »  

 

Célestin Freinet a instauré la pratique d’un journal scolaire. L’expérience étant, selon lui, un « crochet » pour fixer la connaissance. Ses élèves ont pu s’exprimer, faire des enquêtes dans leur environnement, être en contact « avec la vraie vie », avoir des lecteurs, réfléchir à leurs apprentissages. Voici donc un brillant exemple d’atelier d’écriture intégré à un cursus de formation. J’ai vu dans les consignes d’écriture les vertus des coups de pédales de bicyclette à Freinet et dans le projet de l’atelier la poussée nécessaire pour ouvrir les horizons.

 

Durant ces années écoulées, je n’ai pas cessé de prendre la mesure de la portée des affirmations de Freinet.

L’apprentissage (castrateur) de notre langue maternelle génère des besoins d’autorisations morales. Les participants d’un atelier d’écriture découvrent que l’on peut écrire comme cela vient, dans le désordre des idées qui surgissent, en faisant des fautes que l’on pourra corriger plus tard, de s’impliquer dans l’écriture, d’être spontané à l’écrit comme on peut l’être à l’oral. Ces besoins d’autorisation sont si vifs qu’ils se traduisent parfois par de la culpabilité. On peut la reconnaître à travers un sentiment d’imposture. Je n’en ai pas fait l’économie. Il a fallu que je publie plusieurs ouvrages avant d’oser indiquer sur ma carte de visite le mot « écrivain », d’être désinhibée, d’oser, de me donner l’autorisation et les moyens de concrétiser ce qui me tenait à cœur.

Les générations qui m’ont succédée ont été plus rebelles. Avec l’avènement des téléphones portables et de l’Internet, les jeunes se sont réappropriés l’écrit en inventant leur propre langue : sms, mail, chat, blog, langage des cités, traduction phonétique, expressions jeun’s. Leurs aînés ont du se contenter de l’argot et des réprimandes familiales lorsqu’ils explosaient la facture téléphonique !

 

En adoptant une approche concrète et participative de l’apprentissage de la langue, Freinet a démontré que l’expérience était le socle de tout apprentissage. Et j’ai constaté que l’imprégnation linguistique est l’un des principaux processus d’intégration d’un savoir parler, lire, écrire, être en société. En s’ouvrant au monde extérieur, la personne imite des comportements, expérimente des méthodes afin s’intégrer  à son environnement. Ces apprentissages sont directement liés à la communication sociale et à l’affectivité. Tout se passe dans l’action, propulsé par la nécessité de s’exprimer pour exister et marquer son appartenance à ce groupe afin d’affirmer son identité et satisfaire à des besoins d’appartenance et de reconnaissance.

L’imprégnation est un mode d’apprentissage particulièrement intégré chez les jeunes. Regardez-les comment ils apprennent à se servir des logiciels. Ils pianotent, découvrent de manière intuitive des fonctionnalités. Il ne leur viendrait pas à l’idée d’ouvrir un manuel d’informatique. Je privilégie donc ce mode d’apprentissage : on apprend à écrire en écrivant.

Je dois à Freinet la nécessité de faire procéder à des choix conscients, ingrédients nécessaires au plaisir et à la motivation. Mes consignes d’écriture sont particulièrement ouvertes et proposent simultanément plusieurs pistes d’écriture. Je n’ai pas d’attente de contenu particulière mais j’insiste pour que chacun agisse et expérimente des possibilités d’expression. Et j’ai pu en effet constater que « Ce n'est que par la libre expression que plaisir d'écrire et art d'écrire finisse par se confondre ».

La libre expression ne va pas de soi. Elle nécessite que les participants s’approprient l’écrit comme étant un moyen d’expression personnel, explorent les craintes du dévoilement et de l’impudeur avant de se repositionner dans une situation de communication en acceptant que leurs écrits soient lus, à chaud dans l’atelier puis diffusé en dehors des séances. Cette restauration de la communication nécessite d’instaurer une dynamique de groupe particulière. Je reviendrais sur ce point ultérieurement.

 

Célestin Freinet avait remarqué que la parole et l’écriture intensifient le sentiment d’existence : « Lorsque nous pouvons nous raconter, nos joies grandissent et nos souffrances s'atténuent ». J’ajouterais aussi le regard, l’attention de l’autre nous font exister. L’observation montre que l’écriture agit comme un activateur de vie intérieure. Elle fortifie l’être dans la construction de sa personnalité, entretien et affine ses capacités de réflexion, de mémorisation et de création. En animant des ateliers d’écriture, j’ai contribué à cette dynamisation en fournissant à la demande des outils, des encouragements, des désirs et espéré que ces éveils se produisent et se poursuivent en dehors des séances.

 

J’ai tellement adhéré aux idées de Freinet que je me suis rendue compte que je lui étais restée particulièrement fidèle. En fouillant dans mes notes de lecture, je me suis arrêtée à une copie d’article paru en juin 1996, Le Monde de l’Education titrait « Freinetiquement , une pratique fondée sur l’échange et la communication ». Cette culture de l’intériorité partagée est le point de départ de ma pratique.

J’ai souvent pratiqué cette intériorisation si brillamment décrite par Freinet : « Réapprenez à vos enfants à rester attentifs aux subtilités de la création qui ont nourri leurs premières sensations au monde. Réhabituez-les à regarder en eux, à écouter les yeux fermés le bruissement des aiguilles de pin qu’agite le vent, le choc régulier des gouttes de pluie tombant dans la mare, cet aboiement fugitif nostalgique et même, pourquoi pas le battement du cœur sous la main attentive. Entraînez-les à s’analyser, c’est-à-dire à suivre l’écho proche ou lointain de leurs pensées et de leurs rêves. Vous exhumerez alors de vraies richesses, celles qui sont à la source même de l’émotion personnelle, exceptionnelle. »

J’y ai trouvé la source de ma propre écriture.

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