Journal de l'animatrice - Episode (4)

Publié le par Jocelyne Barbas, formatrice

19 juillet


De l’usage du carnet intime en formation

 

L’apprentissage de l’écrit symbolise à lui tout seul la formation scolaire. Il est banal d’entendre : « Je ne sais pas très bien écrire car je n’ai pas été longtemps à l’école. » Dans l’inconscient collectif, l’écrit définit l’élévation sociale et culturelle des personnes. Il suppose toujours une exigence. Il faut savoir rédiger et réaliser des prouesses intellectuelles pour s’en sortir à l’école. Ecrire, penser, être brillant. Tout va de pair. Cette symbolique pèse de tout son poids dès lors qu’une remise à niveau en français est engagée ou que l’on participe à un atelier d’écriture.

 

Dans la majorité des cas, les stagiaires de l’Ecole de la Deuxième Chance sont en situation délicate avec la langue écrite. Chaque faute devient un miroir grossissant de leurs échecs passés. Ils portent le poids de « la faute ». Ce mot contient toute la culpabilité de ne pas avoir réussi à l’école. Tout l’art des ateliers d’écriture est de travailler en profondeur et discrètement cette situation initiale d’échec.

 

Que fut l’écrit ? Une discipline intellectuelle sélective et rébarbative. Que propose les ateliers d’écriture ? De redonner à l’écrit son usage premier, c’est-à-dire d’être un outil de communication à travers lequel la personne peut (enfin) se saisir du langage comme d’un moyen d’expression personnelle et pratiquer les arts de l’écrit. 

L’atelier d’écriture se démarque du cours de français traditionnel par, certes son contenu, mais surtout, par sa stratégie pédagogique. On pourrait concevoir des ateliers d’écriture qui traiteraient de la grammaire, de l’orthographe. L’approche serait ludique et inventive et placerait les stagiaires au centre de leurs apprentissages. 

 

Cet autre cheminement n’est pas exempt d’obstacles. L’invitation à parler de soi dérange les stagiaires : « Non, Madame, c’est personnel et c’est intime…».  Tout est prétexte pour ne pas écrire. Ce refus est le dernier rempart derrière lequel se bousculent les complexes et les inhibitions : « Je ne suis pas assez intéressant », « Je n’ai rien à dire », « On ne m’a jamais posé ce genre de question », « C’est trop dur d’écrire », « Si je parle de ce que j’ai vécu, je vais être mal jugé, ils vont se moquer de moi… »,

 

Et lorsque enfin, à force de réassurances et de sourires, ils acceptent, les stagiaires ne mesurent pas quelle est la bonne distance relationnelle à adopter et ont tendance à tout dire, comme si, je leur avais demandé d’oublier  leur pudeur. Parler de soi, ce n’est pas perdre le contrôle mais bien décider ce qu’il convient de dévoiler ou de taire.

 

Cette incompréhension et la peur du regard de l’autre nous ont incité à leur proposer d’explorer la voie du carnet intime. Redonner la liberté à leur expression, leur laisser le choix de l’usage de cette écriture nous a semblé être un préalable intéressant à cette accession libre et heureuse aux textes de création.

 

Ce carnet représente un espace de décompression entre eux et la réalité, un espace secret de réflexion, de défoulement, un rendez-vous avec eux-même. Cet outil peut tenir d’autres rôles : s’organiser, analyser ses priorités, noter des progrès accomplis, des observations, des réactions, décharger sans risques ses émotions, raconter ses moments de bonheur, narrer les événements importants de la journée, exprimer ses rêves, ses cauchemars, ses incompréhensions...

 

Afin de détailler largement les possibles usages de ce type de carnet, je me suis référée à l’un des spécialistes du genre : Philippe Lejeune.

 

« A quoi peut servir un journal ?

 

-         A s’exprimer : on lui dit ce qu’on ne dit à personne ; il est un confident patient et discret ; on se décharge sur lui du poids des émotions… 

-         A réfléchir : il permet de s’examiner à loisir, sur le moment ou par la relecture, de délibérer sur les choix à faire, les conduites à tenir… 

-         A garder mémoire : grâce au journal on garde trace de sa vie, on enregistre son sillage, on échappera plus tard aux déformations de la mémoire. 

-         A écrire : c’est un plaisir ; on écrit souvent sur d’autres cahiers ou dans le journal même, des poèmes, des pensées, des histoires… ; le journal est un atelier d’écriture… »

 

Un journal à soi ou la passion des journaux intimes, Philippe Lejeune et Catherine Bogaert.

 

Cette classification ne rend pas compte de l’extrême diversité des formes et des usages de ce journal intime. Il peut se présenter de bien des manières : feuilles volantes, carnet, livre blanc, cahier mais aussi blog, correspondance,  e-mails, carnet de voyage… Quant à l’usage de l’écrit lui-même, autant vouloir délimiter l’univers infini de la pensée humaine et de ses effets…

 

Quelques exemples pour le plaisir de la démonstration :

-         s’occuper de soi

-         structurer sa pensée

-         se remémorer des événements

-         analyser son passé, faire des liens entre les causes et les conséquences

-         se fixer des objectifs et évaluer leur degré de réalisation dans des bilans secrets

-         examiner sa conscience

-         fixer des événements avec en prime la marque de sa sensibilité du moment

-         se relire pour mieux se connaître

-         résister aux épreuves, survivre

-         apprivoiser des sentiments violents : la peur, la colère, la honte…

-         prendre le contrôle de soi en gérant ses émotions

-         positiver

-         s’entraîner à réfléchir

-         développer sa mémoire

-         analyser ses pratiques professionnelles

-         penser sa vie pour la vivre plus intensément, etc. 

 

 

Philippe Lejeune a analysé une multitude d’écrits intimes. Ces pratiques relèvent d’une activité intérieure, d’une pratique régulière et consciente.

 

« Si j’écris ces pensées ce n’est pas pour les semer dans le public, c’est parce que mon cerveau à besoin de se décharger. » Antoine Métral, avocat grenoblois, extrait de son journal, 1913.

 

Le seul dévoilement et la gène qui s’en suit appartient à la pudeur, un sentiment certes personnel. Mais de là à y voir un acte d’intimité… On peut parler d’inexpérience à s’exprimer, de maladresse si le contexte et l’interlocuteur ne sont pas disposés à recueillir ces propos, mais pas d’un droit à l’intimité verbale  en formation.

Toutes expériences humaines peuvent se transmettre. Il n’existe pas de honte naturelle à communiquer, seulement une censure personnelle. L’impudeur des sentiments a fait le roman depuis des siècles, sans elle, point de littérature. L’intimité dans un atelier d’écriture appartient aux légendes des débutants. Préférons alors l’expérience de la réserve, de la distance mesurée, de l’apprivoisement de l’intérêt d’autrui et du respect de sa sensibilité, de l’apprentissage de l’audace et de l’authenticité.

 

Je n’ai pas pour habitude de brusquer les stagiaires dans leurs convictions. Seules leurs propres expériences peuvent générer des transformations attendues. Ainsi, ce carnet intime reste secret. Je me contente juste de savoir s’ils l’utilisent ou non. Durant plusieurs mois, rien n’a filtré. Puis un jour, en quittant le centre de formation, entre deux portes, l’un des stagiaires m’a réclamé des carnets pour les nouveaux et aussi, pour « les anciens », parce que certains avaient terminé le leur.

 

J’avoue avec été surprise de constater que ces carnets avaient servi aussi à noter « des choses importantes de la formation ». Le format incite à cette « conservation pour soi ». D’autres avaient raconté des cauchemars, des histoires… Et je n’en sais pas plus.

 

Cette liberté d’apprendre par soi-même est rarement saisie par les stagiaires. J’avoue avoir pensé qu’ils ne l’utiliseraient pas, que c’était trop leur demander. Etre formateur, c’est négocier chacun de leur effort, le justifier avant d’être entrepris. Bref de les motiver, en y mettant toute son énergie. Je ne me prononcerais pas pour tous les stagiaires mais, pour ceux qui l’on effectivement utilisé, ils en ont retiré des bénéfices importants. Plus épanouis, ils se sont ouverts aux autres.

 

L’instauration du carnet intime en formation fut pour moi l’apprentissage d’une confiance… éveillée !

 

Cette expérience, relatée de manière anecdotique, explique aussi à quel point un atelier d’écriture enrichit la vie intérieure des participants et dynamise les êtres. Nous sommes bien en présence d’une pratique des arts de l’écrit. Un enseignement qui se situe à la marge des apprentissages officiels et qui pourtant reste essentiel.  A l’appui de ce constat, j’ajoute le point de vue de Philippe Lejeune sur l’usage du journal intime en formation :

 

« Tenir un journal nous semble aujourd’hui aussi « naturel » que respirer. Est-il vraiment besoin d’enseigner à le faire ? Ce livre aura montré au contraire, nous l’espérons, à quel point le journal est culturel, et matière à formation. La société exerce une pression pour que chaqu’un prenne en main son propre contrôle : le journal fait partie des procédés de régulation (…) .

Le journal en atelier d’écriture ? Pourquoi pas ? Il y a toujours profit à s’exercer, à pratiquer des modèles, à sortir de sa routine, à se confronter à ce qu’écrivent les autres. »

 

Un journal à soi

Philippe Lejeune et Catherine Bogaert, Ed. Textuel.


 

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